58.
Les nouveaux sujets
Le chemin que Kira et Sage avaient parcouru en quelques heures à peine en grimpant à Espérita nécessita presque une journée entière au retour. La neige avait recommencé à tomber, rendant le voyage encore plus pénible. Sage marcha devant, tenant son cheval par la bride. Sur la selle, Galli, enveloppée dans une épaisse couverture, avait du mal à garder les yeux ouverts. Sage conservait sur elle une vague d’apaisement constante qui l’empêchait de porter attention aux Espéritiens qui le suivaient en clopinant. Malgré leurs estomacs bien remplis, leurs jambes étaient toujours faibles. Kira chevaucha derrière les paysans, qui craignaient trop son gros cheval aux yeux rouges pour s’en approcher.
Ils avancèrent lentement dans la neige de plus en plus épaisse et atteignirent le canyon de glace à la tombée de la nuit. Pas question de faire dormir les rescapés à cet endroit, même en allumant des feux magiques. Sage tira son destrier dans le noir sur la rampe de roc. Sans émettre une seule plainte, les Espéritiens lui emboîtèrent le pas. Plus ils descendaient, plus le temps se réchauffait, mais dès qu’ils mirent le pied sur la plaine, ils furent assaillis par les pluies de la saison froide. « Comment les protéger ? » se demanda Kira. La dernière fois où elle avait tenté de créer un chapiteau d’énergie, elle avait failli tuer ses frères d’armes.
— Nous pourrions les mettre à l’abri dans la forêt, suggéra Sage, les cheveux plaqués sur la tête.
— Je ne vois pas d’autre solution, soupira Kira. Il n’y a pas de villages à Opale. Tous les paysans vivent à l’intérieur de la forteresse. Nous ne pourrons pas l’atteindre avant demain de toute façon. Ces gens ont besoin de repos.
Sage piqua donc vers le nord, dans la sylve où ses compagnons avaient chassé la veille. Les branches les protégèrent un peu de la pluie, mais le sol était détrempé. Il chercha en vain un endroit plus sec où déposer Galli, qui vacillait de plus en plus sur sa monture.
— Si j’étais plus puissant… murmura le jeune guerrier, découragé.
— Que ferais-tu ? demanda un petit garçon qu’il n’avait pas vu s’avancer.
— Je matérialiserais un abri temporaire pour la nuit, rêva Sage en baissant les yeux sur lui.
Il constata alors, avec stupeur, que la peau de l’enfant était gorgée de lumière. Ses cheveux transparents flottaient dans son dos et ses pieds nus ne touchaient même pas le sol. Un Immortel !
— Ton cœur est bon, Sage d’Émeraude, dit l’enfant de sa voix cristalline, alors j’exaucerai ton vœu.
La petite créature divine lui sourit en s’évanouissant dans la pluie.
— Regardez ! s’écria un paysan.
Sage chassa l’eau qui lui coulait sur le visage et distingua ce qui lui parut être une lanterne. Il obliqua vers ce phare surnaturel et s’étonna de trouver un pavillon de chasse en bois rond suffisamment grand pour abriter une centaine de personnes. Les Espéritiens y entrèrent en poussant des cris de joie et trouvèrent un bon feu dans l’âtre. Ils regardèrent autour d’eux, mais ne virent personne.
Sutton aida Sage à faire descendre Galli du cheval. Il la transporta à l’intérieur pendant que Kira mettait les bêtes à l’abri dans une écurie qui sentait un peu trop la magie. Sage déposa sa mère près du feu et deux jeunes filles s’occupèrent aussitôt de la malade.
— Tu ne nous reconnais pas ? demanda l’une d’elles.
Le Chevalier hocha la tête pour dire non.
— Je suis Yanné et voici Payla.
Ses sœurs ! Elles baissèrent timidement la tête. Sage trouvait qu’elles avaient tellement changé qu’il ne sut pas quoi leur dire. Sutton posa une main affectueuse sur son épaule.
— Merci, mon fils.
Kira rejoignit les réfugiés à l’intérieur, étonnée du confort dont ils jouissaient. Sur des tablettes contre l’un des murs, ils trouvaient des couvertures chaudes et des boissons variées. Les paysans s’enroulèrent dans les couettes providentielles, et se couchèrent sur le sol, à bout de forces.
— Nous n’avons pourtant pas vu ce gîte à notre premier passage, chuchota Kira à l’oreille de son époux, qui observait sa mère endormie.
— Évidemment, puisqu’il n’y était pas, répondit Sage en haussant les épaules.
Sa femme le saisit par le bras et le tira à l’écart, exigeant qu’il lui dise ce qu’il savait. Il lui raconta donc l’apparition du petit Immortel. Kira comprit qu’il s’agissait de Dylan. Au moins, lorsqu’il faisait une fugue, il accomplissait de bonnes actions.
Lorsque tout le monde fut installé pour la nuit, Sage et Kira s’allongèrent à leur tour. La femme Chevalier se pressa dans le dos de son époux et lui embrassa la nuque en le faisant sourire.
— C’est moins romantique que ce que j’avais prévu, chuchota-t-elle.
— Il y aura d’autres occasions, la consola-t-il, complètement épuisé.
Elle serra son bras autour de son torse et ferma les yeux, contente de leur sauvetage. La nuit se passa sans histoire. Au matin, ils trouvèrent des victuailles devant l’âtre. Kira jura à son époux qu’elle n’en était pas la responsable et goûta elle-même la nourriture pour s’assurer qu’elle était bien réelle. Les paysans attendirent son verdict, puis firent honneur à leur repas matinal lorsqu’elle les eut rassurés d’un hochement de tête.
Conservant les couvertures pour se protéger de la pluie, les voyageurs reprirent leur route en direction du Château d’Opale.
Les habitants de la forteresse venaient à peine de s’éveiller lorsque les sentinelles sonnèrent l’alarme. Prêts à défendre le royaume, les Chevaliers d’Émeraude surgirent du palais en même temps que les soldats du roi arrivaient au galop, leur épée à la main. La troupe armée se rendit prestement jusqu’aux grandes portes. Wellan grimpa sur les créneaux avec le capitaine Kardey. Utilisant ses facultés magiques, il sonda les inconnus qui approchaient.
— Kira ? s’étonna-t-il.
Il dévala l’escalier et grimpa sur son cheval, exigeant que les Opaliens ouvrent les portes. Kardey fit signe aux sentinelles de lui obéir et sauta sur sa propre monture, Wellan fonça aussitôt sur la plaine, suivi de ses hommes et de l’armée d’Opale. Il s’arrêta devant Sage qui marchait près de son cheval.
— Que signifie tout ceci ? demanda le grand chef. Qui sont ces gens ?
— Ce sont les survivants de la catastrophe qui s’est abattue sur le Royaume des Esprits, répondit le jeune guerrier en le fixant bravement dans les yeux. Apparemment, Nomar les a laissés tomber, Espérita est désormais recouverte de neige et bientôt elle sera ensevelie sous la glace.
Wellan promena son regard sur tous les paysans en loques qui tremblaient sous leurs couvertures. Kardey, près de lui, prit aussitôt la décision de les accueillir à Opale. Les soldats escortèrent les réfugiés, grimpant les femmes et les petits enfants avec eux sur leurs destriers. Le grand Chevalier demeura immobile pendant que la colonne passait devant lui, attendant Kira, qui venait la dernière. Il fit alors marcher son cheval près d’Hathir.
— Vous n’êtes partis qu’hier, lança le grand Chevalier.
— J’ai trouvé un raccourci, répondit-elle avec un air espiègle.
— Comment as-tu su que ces gens avaient besoin d’aide ?
— Je n’en avais pas la moindre idée. Sage n’arrêtait pas de regarder du côté de la falaise, alors je lui ai proposé une petite visite à sa famille. Nous avons trouvé les survivants dans les cavernes d’Alombria, affamés et désespérés.
— Je conçois mal que Nomar les ait ainsi abandonnés, après tous les services qu’ils lui ont rendus.
— Apparemment, les Immortels ne sont pas tous aussi reconnaissants que maître Abnar.
Kardey précéda la troupe au palais et informa son monarque de la situation. Le Roi Nathan et la Reine Ardère s’empressèrent de tendre la main à leurs infortunés voisins. Ces derniers furent tous recueillis dans l’immense demeure royale. Des serviteurs mirent des bains à leur disposition et leur apportèrent des vêtements propres. Sage porta lui-même sa mère adoptive à l’intérieur et Santo le rejoignit peu après.
Ils déposèrent la malade sur un lit et le guérisseur se mit à l’œuvre. Il passa ses mains sur elle et constata qu’elle souffrait surtout de malnutrition, ayant probablement fait manger ses enfants avant elle-même. Santo lui insuffla une partie de sa force vitale et recommanda qu’on la nourrisse graduellement pour ne pas causer un choc à son système. Puis le guérisseur s’éloigna, soutenu par ses Écuyers, afin d’aller récupérer lui aussi. Sage demeura au chevet de Galli pendant que Sutton se lavait avec les autres hommes. Serrant tendrement sa main dans la sienne, il attendit qu’elle reprenne conscience.
— Sage…, murmura-t-elle au bout d’un moment.
— Je suis là, mère.
— Je savais que tu reviendrais…
Ce n’était pas le moment de lui expliquer qu’elle ne se trouvait plus à Espérita. Il la laissa caresser doucement ses cheveux noirs en attendant le retour de son père. Sutton entra finalement dans la pièce, un plateau dans les bras. Il déposa le repas sur la petite table et se pencha sur sa femme dont les yeux étaient chargés de souffrance.
— Tu vas prendre du mieux maintenant, Galli, assura l’époux.
— Où sont mes sœurs ? demanda soudain Sage.
— Avec les femmes.
Sage embrassa les doigts de sa mère et lui promit de revenir dès qu’il se serait assuré que les petites se portaient bien. Il déambula dans les nombreux couloirs, s’orientant magiquement. Il s’arrêta à la porte des bains, dont l’accès lui fut aussitôt interdit par une servante.
— Ce sont les installations des femmes, Chevalier, protesta-t-elle.
— Je veux seulement savoir si Payla et Yanné sont parmi elles.
— Attendez ici.
Sage, est-ce que ça va ? fit la voix de Kira dans sa tête. Je tente de retrouver mes sœurs, expliqua-t-il. Elle offrit de quitter les malades qu’elle soignait avec Kevin afin de lui venir en aide, mais il refusa. Ces gens ont besoin de toi, répondit-il.
En se retournant, il vit devant lui deux adolescentes élancées, vêtues de tuniques propres, les cheveux encore humides.
— Tu n’as pas changé, sauf pour la cuirasse, fit Yanné.
— Je suis devenu un Chevalier. Êtes-vous malades ? Avez-vous faim ? Soif ?
— Non, tout va très bien.
Elles lui sautèrent spontanément au cou et il les étreignit avec soulagement.
Dès que tous les expatriés furent lavés, vêtus et nourris, ils rencontrèrent le Roi Nathan dans son grand hall. Sutton s’avança et raconta l’histoire d’Espérita à toute la cour. Lorsqu’il eut terminé son récit, le monarque s’approcha et posa une main amicale sur son épaule en lui proposant de s’établir sur ses terres.
— Il y a de la place ici pour des gens travaillants et les remparts qui entourent Opale la protègent de ses ennemis.
Appuyée contre le mur du fond, Kira arqua un sourcil en se rappelant la facilité avec laquelle les rats les avaient gravis, mais elle retint sa langue.
— Mais si vous préférez vous établir ailleurs, nous vous escorterons dans le royaume de votre choix, poursuivit Nathan.
— Nous ne connaissons pas le reste du monde, sire, lui avoua Sutton, embarrassé.
— Dans ce cas, ce sera notre sujet de conversation au repas de ce soir. Vous pouvez rester ici tous ensemble ou profiter de la journée pour vous reposer. Je vous reverrai plus tard.
Sutton le remercia et se tourna vers ce qui restait de son peuple. Silencieux, les paysans attendaient sa décision, car il était désormais leur seul chef vivant. L’offre du roi était alléchante, et en voyant ses compatriotes à bout de forces, il dut convenir qu’ils ne pourraient pas aller plus loin. Il passa donc la journée à s’entretenir avec le père de chaque famille survivante.
Sans attirer l’attention, Wellan quitta le groupe des dignitaires en longeant le mur, jusqu’à sa jeune sœur d’armes mauve. Kira leva un œil sur lui et avisa son front plissé.
— Il s’est produit un bien curieux phénomène pendant le repas, hier soir, commença-t-il en étudiant son visage.
Les oreilles pointues de Kira se rabattirent aussitôt sur sa tête. « J’avais raison », comprit le grand Chevalier Sage glissa ses doigts entre ceux de son épouse et expliqua lui-même à Wellan que les Espéritiens mouraient de faim lorsqu’ils les avaient trouvés. Kira avait donc utilisé sa magie pour les nourrir.
— Impressionnant…, se contenta de répondre Wellan.
Il s’éloigna sans rien ajouter.